Digressions et
circonvolutions proustiennes
ou
l’art de la lecture en apnée
Outre
la
lecture linéaire de la Recherche, le lecteur peut aussi avec
ravissement se
lancer, de digression en circonvolution, dans le butinage de l’œuvre.
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524 |
Du
côté de chez Swann |
Grâce
à la vertu de ces paroles intérieures, elle rejetait fièrement
en arrière ses épaules détachées de son buste et sur
lesquelles sa tête posée presque horizontalement faisait
penser à la tête « rapportée » d’un orgueilleux
faisan qu’on sert sur une table avec toutes ses plumes. |
524 |
Du
côté de chez Swann |
Ce
n’est pas qu’elle ne fût par nature courtaude, hommasse et
boulotte ; mais les camouflets l’avaient redressés comme
ces arbres qui, nés dans une mauvaise position au bord d’un
précipice, sont forcés de croître en arrière pour garder leur
équilibre. |
1013 |
A
l’ombre des jeunes filles en fleurs |
Françoise,
dans le drap cerise mais passé de son manteau et les poils
sans rudesse de son collet en fourrure, faisait penser à
quelqu’une de ces images d’Anne de Bretagne peintes dans des
livres d’Heures par un vieux maître, et dans lesquelles tout
est si bien en place, le sentiment de l’ensemble s’est si
également répandu dans toutes les parties que la riche et
désuète singularité du costume exprime la même gravité pieuse
que les yeux, les lèvres et les mains. |
1150 |
A
l’ombre des jeunes filles en fleurs |
Quant
aux hommes, malgré l’éclat des smokings et des souliers
vernis, l’exagération de leur type faisant penser à ces
recherches dites « intelligentes » des peintres qui,
ayant à illustrer les Evangiles ou les Mille et Une Nuits,
pensent au pays où la scène se passe et donnent à Saint Pierre
ou à Ali-Baba précisément la figure qu’avait le plus gros
« ponte » de Balbec. |
1258 |
A
l’ombre des jeunes filles en fleurs |
Je
remarquai un de ces servants, très grand, emplumé de superbes
cheveux noirs, la figure fardée d’un teint qui rappelait
davantage certaines espèces d’oiseaux rares que l’espèce
humaine et qui, courant sans trêve et, eût-on dit, sans but,
d’un bout à l’autre de la salle, faisait penser à quelqu’un de
ces « aras » qui remplissent les grandes voilières
des jardins zoologiques de leur ardent coloris et de leur
incompréhensible agitation. |
1271 |
A
l’ombre des jeunes filles en fleurs |
Sa
tête faisait penser à ces tours d’antiques donjons dont les
créneaux inutilisés restent visibles, mais qu’on a aménagées
intérieurement en bibliothèque. |
1550 |
Le
côté de Guermantes |
Sur
la chevelure de la princesse, et s'abaissant jusqu'à ses
sourcils, puis reprise plus bas à la hauteur de sa gorge,
s'étendait une résille faite de ces coquillages blancs qu'on
pêche dans certaines mers australes et qui étaient mêlés à des
perles, mosaïque marine à peine sortie des vagues qui par
moment se trouvait plongée dans l'ombre au fond de laquelle,
même alors, une présence humaine était révélée par la motilité
éclatante des yeux de la princesse. |
1561 |
Le
côté de Guermantes |
La
voix de la Berma, en laquelle ne
subsistait plus un seul déchet de matière inerte et
réfractaire à l'esprit, ne laissait pas discerner autour
d'elle cet excédent de larmes qu'on voyait couler, parce
qu'elles n'avaient pu s'y imbiber sur la voix de marbre
d'Aricie ou d'Ismène, mais avait été délicatement assouplie en
ses moindres cellules comme l'instrument d'un grand violoniste
chez qui on veut, quand on dit qu'il a un beau son, louer non
pas une particularité physique mais une supériorité d'âme; et
comme dans le paysage antique où à la place d'une nymphe
disparue, il y a une source inanimée, une intention
discernable et concrète s'y était changée en quelque qualité
du timbre, d'une limpidité étrange appropriée et froide. |
1566 |
Le
côté de Guermantes |
Mais
la Berma faisait pourtant entrer
les mots, même les vers, même les "tirades" dans des ensembles
plus vastes qu'eux-mêmes à la frontière desquels c'était un
charme de les voir obligés de s'arrêter, s'interrompre; ainsi
un poète prend plaisir à faire hésiter un instant, à la rime,
le mot qui va s'élancer, et un musicien à confondre les mots
divers du livret dans un même rythme qui les contrarie et les
entraîne. Ainsi dans les phrases du dramaturge moderne comme
dans les vers de Racine, la Berma
savait introduire ces vastes images de douleur, de noblesse,
de passion, qui étaient ses chefs-d'œuvre à elle, et où on la
reconnaissait comme, dans des portraits qu'il a peints d'après
des modèles différents, on reconnaît un peintre. |
2003 |
Le
côté de Guermantes |
Et
le duc se présentait naïvement pour l’aider, sans en avoir
l’air, à réussir son tour, comme, dans un wagon, le compère
inavoué d’un joueur de bonneteau |